Le blé français peut-il se passer d’engrais russes ?
La hausse des importations d’azote en provenance de la Russie est inquiétante, tandis que les sites des producteurs industriels français ferment les uns après les autres.
La production française de blé est-elle condamnée à financer l’effort de guerre russe ? La question mérite d’être posée alors que plusieurs éléments tendent à montrer qu’en Europe et en France, l’agriculture est de plus en plus dépendante de l’achat massif d’engrais russes. Les importations totales d’azote dans l’Union européenne ont en effet bondi de 34 % au cours de la campagne de commercialisation des engrais 2022-2023 (du 1er juillet au 30 juin), “les importations en provenance de Russie représentant environ un tiers du total”, éclaire la fondation Euractiv. Dans une enquête publiée dans L’Express en septembre dernier, le grand reporter Béatrice Mathieu s’insurge de constater, sur la base de statistiques douanières Eurostat, que « les importations d’engrais russes en France ont progressé de 80 % depuis le début de la guerre. Au niveau européen, c’est encore pire : + 115 % ». Ce faisant la souveraineté alimentaire du continent se trouve de plus en plus fragilisée.
Paradoxe
Cette hausse des importations d’engrais azotés russes est l’un des grands paradoxes des sanctions de l’Union européenne envers la Russie. Privant les économies de gaz russe, ils ont affaibli les industries européennes des engrais, sachant que l’approvisionnement en gaz représente jusqu’à 90 % du prix de revient des engrais azotés. Depuis l’invention en 1909 du procédé Haber-Bosch, ceux-ci sont en effet fabriqués à partir de gaz naturel, voire de charbon, pour capter l’azote de l’air. Or, en Europe, les coûts du gaz sont jusqu’à dix fois plus élevés que dans d’autres secteurs du monde — comme les États-Unis, qui bénéficient de l’exploitation des gaz de schiste.
Dumping
De nombreux sites de production industriels ont ainsi été fermés pour raison économique, anticipant une perte de compétitivité durable. En Allemagne, c’est le chimiste BASF qui doit mettre un terme à l'activité de son unité de Ludwigshafen. En France, le groupe français Roullier a mis fin à celle de son site de Tonnay-Charente (Charente-Maritime). Le norvégien Yara a fait de même à Montoir-de-Bretagne (Loire-Atlantique). Les industriels européens constatent dans le même temps un fort dumping des producteurs russes d’engrais. « Ils pratiquent des prix excessivement bas. Ils offrent le coût de la granulation, c’est-à-dire la marge dont ont besoin nos usines pour fonctionner. C’est très compliqué de résister », nous explique un producteur adhérent de l’Union des industries de la fertilisation (Unifa).
L’Hexagone est particulièrement exposé à l’importation des engrais russes, de par sa façade maritime importante. En outre, le pays reste une grande puissance agricole qui représente le marché le plus important d’Europe, avec des engrais aux prix élevés sur le marché intérieur et une demande solvable.
« En quarante ans, la France est ainsi passée d’une situation où elle était capable de produire soixante pour cent de ses besoins en engrais, à la situation actuelle où elle n’en assure plus que trente-cinq pour cent », pointe Delphine Guey, présidente de l’Unifa.
Le blé dépendant de l’azote
La production de blé est en France le navire amiral du secteur agricole des grandes cultures. La production moyenne de 37,5 millions de tonnes (Mt) assure chaque année des capacités d’exportation en alimentation humaine. Cependant, cette filière est la plus consommatrice d’engrais azotés, sachant que “le besoin total en azote […] se situe en moyenne autour de trois kilos par quintal produit”, souligne Arvalis Institut du végétal. Ainsi, la filière blé a besoin chaque année de plus d’un million de tonnes d’azote élément*, dont une très grande part d’azote minéral. Un chiffre colossal en comparaison des 1,6 million de tonnes d’azote minéral livrées dans les fermes françaises au cours de la campagne 2022-2023, selon les chiffres de l’Unifa.
« Les engrais représentent quarante pour cent des charges opérationnelles de la production de blé tendre », explique un représentant de l’Association générale des producteurs de blé. Le recours à l’azote dans la culture du blé est, en outre, un facteur essentiel du rendement. En moyenne, ce dernier est d’environ 70 q/ha en agriculture conventionnelle, qui a recours à ces engrais, tandis que les rendements sont 57 % plus faibles en agriculture biologique** où les engrais de synthèse sont proscrits. L’apport d’engrais azoté est en outre associé à la teneur en protéines du blé et donc à son caractère panifiable, selon les critères de la meunerie et des contrats de négoce du blé meunier.
Des pistes de souveraineté
En France, un projet de plan de souveraineté en azote visant une autonomie de 51 % sur les fournitures d’azote à moyen terme est dans les tuyaux. Cette volonté de regagner en souveraineté serait couplée à des projets de décarbonation de l’énergie. Le projet Fertighy a ainsi pour objectif de produire 500 000 tonnes d’engrais azotés décarbonés d’ici à 2030 dans les Hauts-de-France, soit 15 % des besoins nationaux. En octobre dernier, c’est la coopérative Vivescia, à la tête des Grands moulins de Paris, qui a annoncé un projet avec la société NitroCapt à horizon 2028 pour couvrir les besoins d’au minimum 750 000 ha. De leurs côtés, les sites français existants de production d’engrais encore en fonctionnement présentent des stratégies de décarbonation de leurs process en réduisant leurs émissions de gaz à effet de serre.
Droits de douane
Ces engrais issus de la décarbonation seront nécessairement et durablement plus chers. Ils devront donc être soutenus par les pouvoirs publics ou par les filières, avec un surcoût pour les consommateurs. Ils sont censés être protégés sur le marché intérieur via le futur mécanisme d’ajustement carbone aux frontières. Des protections aux frontières par des droits de douane sont par ailleurs déjà en œuvre. Leur relèvement pour les engrais russes (sous forme de taxes antidumping) est étudié au sein de la Commission européenne. Cependant, cela apparaît peu probable, du fait de tensions sur le revenu des agriculteurs dans un contexte où la récolte 2024 de blé a été la pire en France depuis quarante ans et alors que la trésorerie des exploitations semble profondément dégradée.
Consommer moins d’engrais
L’autre piste pour gagner en souveraineté est celle de consommer moins mais mieux les engrais. C’est le sens de la feuille de route européenne Farm to Fork, avec un projet de hausse des surfaces en agriculture biologique et d’amélioration de l’efficacité des engrais minéraux. Par ailleurs, l’agriculture française a déjà réussi, depuis les années 1990, à réduire fortement sa consommation d’engrais en améliorant l’efficacité de son agriculture. Les outils d’aide à la décision, le monitoring des sols, l’usage d’engrais à libération contrôlée, la recherche variétale… autant de pistes prometteuses qui amélioreraient l’efficacité des engrais en réduisant d’autant les besoins.
* L'élément chimique d'azote (azote élément) est associé à d'autres éléments chimiques et molécules au sein des engrais. Les engrais azotés sont ainsi vendus pour la teneur d'azote qu'ils contiennent. Il se vend, par exemple, de l'ammonitrate 27 ou de l'urée 46 (respectivement 27 et 46 % de teneur en azote élément).